Temps de lecture : 4 min
La survenue de la crise du Covid 19 a donné lieu à un renvoi à domicile de la majorité de la population française.
Chacun a été prié de regagner son alvéole, son foyer pour se consacrer aux priorités vitales et familiales. La maison est soudainement devenue un espace pluri-disciplinaire mêlant éducation, nourriture, divertissement, repos, hygiène et soins du corps, etc. Car qui dit « confinement » dit contraintes, frustrations et pour beaucoup cohabitation intensive et inédite.
Retour aux principes
Un scénario invraisemblable, où tout s’est rétréci à vitesse grand V et où beaucoup se sont rendus compte en l’espace de quelques jours qu’il fallait faire un retour aux principes : se nourrir convenablement, dormir convenablement, s’organiser au mieux, bouger autrement, etc. Enfin bref, ne pas subir. L’occasion de faire retour aux principes à titre personnel et de réaliser combien certaines fonctions essentielles assurées par certaines et certains de nos concitoyens comme les services de santé, de transports, de propreté, d’alimentation, etc., pouvaient prendre du relief dès lors que le bruit habituel de la machine sociétale s’estompait.
Ce surgissement du « Restez chez vous » a provisoirement mit fin à l’éparpillement des vies et des centres d’intérêts, au point qu’une bonne partie des consommateurs ont pris conscience, en faisant les courses, en cuisinant tous les jours des repas, qu’ils étaient des « agrimangeurs ». Beaucoup ont exprimé presque dans l’urgence un besoin de produits simples, nourrissants, conviviaux et gourmands : lait, farine, œufs, sucre, farine, viande, poisson, fromage, légumes et fruits de saison… Des aliments « refuges » ou « repères », qui apportent le réconfort. Avec en prime, si ces derniers sont fournis en circuits courts la certitude de soutenir les producteurs.
Retour à la terre
Comme se plurent à nous le rapporter les médias et les réseaux sociaux, une des premières manifestation de l’angoisse du confinement s’est fixée sur le manque de papier toilette, suscitant bien souvent moqueries et incompréhension…or derrière ce comportement prêtant à sourire, se profilait tout simplement l’idée plus ou moins consciente que les mangeurs confinés que nous étions devenus étaient spatialement restreints, au point de devoir effectuer toutes leurs activités indispensables en un seul et même lieu (se nourrir, faire sa toilette, travailler, pratiquer une activité physique, faire ses besoins, etc.).
Une expérience immersive digne d’un spationaute ou d’une équipe de scientifiques préparant une expédition. Et tout ceci mettant en vedette le grand orchestrateur de nos existences : le corps et son organicité complexe, le corps qui métabolise du solide, du liquide, du gazeux. Le corps qui profite de l’air, de l’eau, de la nourriture. Le corps qui s’arrange avec ce que nous lui apportons pour le digérer et ainsi en tirer le meilleur profit. Le corps, donc, plus présent qu’à l’ordinaire pendant notre confinement imposé, lui si souvent perdu de vue dans le tourbillon de nos vies hypermodernes et connectées.
Ce corps auquel il nous faut bien nous adresser à chaque seconde pour être nous-mêmes, a dû supporter l’arrêt brutal du grand parc d’attractions économique et culturel (au sens où René Barjavel en parle dans son roman culte « Ravage » publié en 1943 ).
Et cette irruption du danger, ce rappel massif et mondialisé de notre vulnérabilité n’a pas manqué de nous renvoyer à nos angoisses premières. Non seulement nous avons réalisé que nous allions tout faire au même endroit, mais nous avons été traversés par le questionnement enfantin si fondateur sur le plan identitaire du devenir des déchets organiques humains et animaux. L’occasion de se représenter d’une façon plus concernante les cycles de la vie, les lois de la biodiversité en songeant plus ou moins confusément à la destinée de ces déchets qui rejoignent océans et sols pour le fertiliser encore et encore.
Confrontés à nos compétences réelles
Ce qui a été validé avec l’épisode du Covid 19 est bien le fait que la société n’est pas adaptée à la crise, qu’elle est pensée pour ne jamais se confronter aux problèmes cruciaux. Dès que l’inattendu survient, apparaissent alors les comportements contradictoires, l’agitation, l’angoisse dans la perspective de devoir changer ses habitudes et ne plus être servi, assisté, ou relayé par les autres.
Sur le terrain de l’alimentation, nous avons brusquement réalisé que les fruits et légumes de nos magasins étaient cultivés et cueillis, sortis de terre ou de serre, par des êtres humains, des travailleurs. L’appel à l’aide lancé depuis les champs ou les vignes par les agriculteurs, dont la pleine saison de la collecte ou de l’entretien des cultures ont été stoppés net par les consignes de confinement, restera comme un moment marquant pour les Français. Les reportages venant illustrer pour les confinés des villes une situation jusqu’alors souvent méconnue ou négligée. Tout à coup, les « agrimangeurs » que nous sommes toutes et tous ont réalisé que rien n’apparaît par magie sur la table, qu’il y avait tout une organisation humaine, qui fait société (agricole) et qui veille à l’approvisionnement.
Le fait d’être confronté à un resserrement, une limitation nous a incité à hiérarchiser les processus d’actions et à revenir aux éléments les plus vitaux et équilibrants, ce que la société a perdu de vue depuis longtemps en nous encourageant justement à longueur de temps au divertissement et à la délégation. Or il nous est toujours possible, au moins dans une certaine mesure, de bénéficier de l’extrême contrainte. Nous voici avec le confinement confrontés à nos compétences réelles : faire ses courses, aider son enfant ou ses enfants, soutenir nos proches, cuisiner, être créatif, travailler à distance, enseigner, etc. Un véritable réveil pour la plupart d’entre nous, un challenge difficile qui nous renvoie à nos ressources ensommeillées.
Gageons que celles et ceux qui auront su traverser cette période inédite de la façon la moins dommageable seront ceux qui avaient déjà intégré et coefficienté ces paramètres en lien avec l’équilibre intérieur en se référant à des choses simples. Parmi eux, les agrimangeurs avérés, qui ne considèrent pas le fait de se nourrir comme quelque chose de secondaire, mais de vital. Comme le fait de respirer, de s’hydrater, de marcher, de se socialiser, de partager, etc. Les agrimangeurs qui savent improviser un repas, transformer, créer, « faire avec » (et « faire sans » !), bref, recourir aux basiques.
Certes, cette prise de conscience issue de la contrainte du confinement ne profitera probablement qu’aux consommateurs éveillés. Mais elle aura peut-être permis de diffuser un peu plus le sentiment que nous sommes profondément humains, interdépendants, terriens, atomes élémentaires d’une circularité fertile, d’une « bioéconomie » et faisant partie d’un écosystème plus que jamais menacé.